Le mythe de la "niche fiscale" des journalistes - et leur baisse de pouvoir d'achat

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(Photo vintage inchangée depuis ma première carte de presse - il y a 10 ans ;)

L'abattement fiscal dont bénéficient les journalistes est-il un privilège d'un autre âge, contraire à toute démocratie, qui devrait prendre fin ? Plusieurs gouvernements ont rêvé, tour à tour, de faire sauter ce "privilège" journalistique. Comme le rappelle mon confrère Hugues Serraf dans ce billet.

Et cette fois encore, il semblerait bien que le gouvernement ait décidé de faire marche arrière. On n'y a pas échappé: en plein débat sur les niches fiscales, et le "coup de rabot" annoncé de 10%, le gouvernement a laissé entendre, à plusieurs reprises, que l'abattement d'impôt sur le revenu dont bénéficient les journalistes serait lui aussi concerné.

Et le ministre du Budget François Baroin de lâcher, perfide, que les journalistes devaient "contribuer à l'effort comme tout le monde". Une manière d'assimiler l'abattement fiscal du journaliste à une niche fiscale, au même titre que celles dont bénéficient quelques centaines de professions - producteurs de truffes, restaurateurs, chauffeurs de taxi, arbitres de football...

Le mythe du "rabot fiscal" des journalistes

Joli amalgame, mais totalement faux. Jusqu'à présent, l'abattement fiscal de 7 650 euros dont bénéficiaient les journalistes n'était pas considéré par Bercy comme une niche fiscale, comme l'a rappelé en réaction le SNJ. "Ce n'est pas une niche mais bien une aide directe à la presse", soulignait récemment auprès de L'Expansion.com François Boissarie, membre du comité national du SNJ, en charge des questions fiscales.

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Image Wikimedia

Historiquement, ce petit plus fiscal a été créé en 1934 pour compenser la faiblesse, voire l'absence de remboursement des frais professionnels par les éditeurs, et pour aider le secteur de la presse à se reconstruire dans l'après-guerre. Maintenant, l'"allocation pour frais d'emploi" (c'est son nom officiel) joue le même rôle: elle tient lieu "de remboursement de frais pour nombre d'entre eux", selon le SNJ . Ce qui est d'autant plus vrai pour les journalistes pigistes, qui représentent aujourd'hui 25% des journalistes.

Gagner correctement sa vie comme journaliste ?

Car c'est la vraie question en creux: est-on assuré, aujourd'hui, de gagner sa vie correctement comme journaliste ? Sans vouloir virer, par ce billet, au manifeste corporatiste, la profession de journaliste pâtit clairement d'une baisse de pouvoir d'achat, avec un niveau moyen de revenus qui n'a pas du tout suivi l'inflation, comme s'est fait fort de le rappeler le SNJ dernièrement.

Ce qui se vérifie par les chiffres. Si on prend les chiffres de 2008 (certes déjà un peu anciens - source) montrant combien gagnent en revenus mensuels bruts les 37 000 journalistes (j'arrondis) détenteurs de la carte de presse :

- Moins de 500 euros: 3

- De 500 à 1 000 euros: 187

- De 1 001 à 1 500 euros: 1 174 (3,9%)

- De 1 501 à 2 000 euros: 3 094 (10,4%)

- De 2 001 à 2 500 euros: 4 005 (13,4%)

- De 2 501 à 3 000 euros: 5 389 (18,1%)

- De 3 001 à 4 000 euros: 8 459 (28,4%)

- De 4 001 à 5 000 euros: 4 102 (13,8%)

- De 5 001 à 6 000 euros: 1 709 (5,7%)

- De 6 001 à 10 000 euros: 1 485 (5%)

- De 10 001 à 40 000 euros: 207 (0,7%)

- Plus de 40 000 euros: 10

Tout de même, plus du quart des journalistes "encartés" sont sous la barre des 2 500 euros bruts mensuels. Pas évident de vivre avec un tel revenu à Paris, où - centralisme post-jacobin oblige - la plupart des journalistes français exercent leur profession. Alors que cette semaine, Le Monde rappelait que les classes moyennes - les employés et cadres, et évidemment les jeunes actifs - n'ont plus les moyens d'acheter un logement à Paris, où les prix de l'immobilier ont augmenté de plus de 9% en un an... Puis ensuite, 18% gagnent entre 2 500 et 3 000 euros bruts.

Plus inquiétant encore, la profession semble se précariser, les journalistes-pigistes et en CDD représentent une part non négligeable des journalistes - 16,4% en 2008. Et encore, "selon certains chercheurs, ces chiffres ne révèlent qu’imparfaitement la montée de la précarité dans la profession. Certaines personnes réalisent des piges mais sans parvenir à en tirer la majorité de leurs ressources et ne sont donc pas comptabilisées. Ainsi, la CCIJP sous estimerait le nombre réel de pigistes", précise l'étude.

Soit dit en passant, en 2008, 37% des journalistes pigistes gagnaient moins de 1500 euros bruts par mois. En euros constants, le montant brut mensuel moyen des piges a diminué de 2000 à 2008, passant de 2 200,94 à 2 059,25 euros.

Journalistes-pigistes multicartes pour joindre les deux bouts

Face aux baisses des commandes et la la diminution du prix au feuillet (à titre d'exemple, plusieurs titres en ligne pratiquent un tarif moyen de 50 euros le feuillet... contre 80 à 90 euros il y a encore deux ans), les journalistes pigistes sont obligés de développer leurs activités hors-média. Certes, pour mémoire, le tarif moyen du feuillet en presse quotidienne nationale est de 60 euros le feuillet. Un confrère (qui se reconnaîtra ^^) d'un jeune média m'a même proposé récemment un article rémunéré... 40 euros. CQFD.

Certes, on a toujours vu des journalistes donnant des cours en écoles ou animant des conférences. Mais là, on observe une inflation assez inquiétante des journalistes pigistes proposant des prestations de formation, de "conseil", de cours en écoles,voire de prestations pour des entreprises, allant de la rédaction de livres blancs à celle de catalogues... Pas le choix, pour joindre les deux bouts. Des réalités multiples que l'on recouvre par des qualificatifs multiples, comme celui - très pudique et fourre-tout - de "journaliste - entrepreneur".

Commentaires

1. Le vendredi 1 octobre 2010, 22:01 par FredMJG

Bienvenue dans le monde du réel.
PS. Et en causant photo vintage, quand je vois ma tronche d'alors et ben, je finirais bien par la regretter ;)

2. Le samedi 2 octobre 2010, 11:33 par tiot

justifier le cadeau fiscal par les bas salaires est assez malhonnête.
Un pigiste qui gagne 1500 € brut/mois, donc environ 15 k€ net/an paiera sans le cadeau 430 € d'impôt sur le revenu, avec le cadeau il n'en paiera plus.
À l'inverse on prend ceux à 35 k€/an, ils doivent payer 5000 € d'impôts. Avec le cadeau cette somme tombe à 3000 €.

Nous avons un cadeau qui donne 430 € au petit salaire et 2000 € au gros. Ceux qui en profitent le plus ce ne sont pas les pigistes à moins de 1500 €/mois mais bien les journalistes installés qui gagnent une somme confortable.

Donc si vous voulez vraiment aider les « petits pigistes » je pense qu'il y a d'autres façons beaucoup plus efficaces.

3. Le samedi 2 octobre 2010, 11:54 par Zelf

En effet pourquoi pas un tel cadeau aux industries qui a plus de 80% de l'effectif a 1500 euros brut?
Cette argument et complètement à côté de la plaque.
Pourquoi se doit-on d' aider la presse de cette façon? Qu'en est-il du reste de l'europe? les journalistes n' ont pas de quoi manger?
Mon beau frère qui est encarté paye 3 fois moins d' impôts que moi et il est défrayé...

Je vois une chose: le gouvernement ne veut pas se mettre à dos les journalistes avant les élections...

4. Le samedi 2 octobre 2010, 12:04 par Stan

Justification classique et nombriliste d'un privilège : "on le mérite"

Parce que personnne d'autre ne mériterait de telles aides ? N'y a-t-il pas d'autres professions en difficultés ? Et que l'on aide pas ?

Soit on aide tout le monde, soit on aide personne. Sinon c'est de l'injustice.

Pour rappel, dans "Liberté, égalité, fraternité", il y a aussi <b>égalité</>...

le problème de l'inflation est global, si on chacun commence à vouloir gratter dans son coin, on ne risque pas de le résoudre.

5. Le samedi 2 octobre 2010, 17:42 par Parisienne

Et comment on fait, nous les autres parisiens pour vivre dans Paris, sans abattement fiscal, sans aide, sans allocation diverse, voire petits cadeaux et diners en ville ?... Il serait bien que les journalistes qui beneficient de cet abattement reconnaissent qu'ils beneficient bel et bien d'un privilege, que pour ma part je juge injuste par rapport au reste de la population qui ne gagne pas forcement plus mais n'en merite pas moins.

Nous non plus on n'a pas le choix pour survivre.

Je me demande sur quelle planete vivent certains, en tout cas on n'evolue pas dans les memes spheres, ca c'est sur.

6. Le dimanche 3 octobre 2010, 18:03 par Capucine

@Stan @tiot @Zelf @Parisienne : comme je le précise à un moment dans mon billet, il ne s'agit pas de "justifier" un "privilège", mais de partir d'une actu - la question de l'abattement fiscal qui vient de nouveau faire débat - pour constater un état de fait, une majorité des journalistes ne gagnent pas bien leur vie, voire il y a une baisse de revenus pour les jeunes journalistes. Je ne dis d'ailleurs nulle part qu'on "le mérite".

Soit dit en passant, les journalistes sont loin d'être les seuls à jouir d'une telle faveur: près de 500 professions en France, dans divers secteurs, en bénéficient.

Cela m'inquiète en tous cas de voir l'image que génère la profession des journalistes: eh non @Parisienne la plupart des journalistes ne jouissent pas - ou peu - de "petits cadeaux, dîners en ville" et autres faveurs ;)

Mais une chose est sûre: cette "allocation pour frais d'emploi" fait débat chez les journalistes même: est-il juste que tous en bénéficient ? Sûrement pas: à titre perso, il me semblerait plus juste qu'il y ait un plafonnement (ie qu'elle soit réservée aux bas salaires) et/ou qu'elle soit réservée aux journalistes pigistes qui, eux, se font difficilement rembourser leurs notes de frais diverses...

7. Le dimanche 3 octobre 2010, 18:18 par Ludé

Franchement je trouve que cet abattement ne se justifie absolument pas. Il y a des tonnes de professions "mal payées" elles n'ont pas "d'aide" fiscale pour autant.

Le fait que les journalistes sont mal payés ne vient-il pas simplement du fait qu'il y en a trop par rapport aux besoins? Sans compter qu'il est quand même plus facile d'être journaliste (à part les reporteurs de guerre et quelques profils particuliers évidemment) que de vendre des photocopieurs ou de concevoir des trains à grande vitesse.

Je ne dis pas que les journalistes font un job inutile, loin de là, mais je ne suis pas sûr qu'ils méritent d'être payé très cher. Après tout la hauteur d'un salaire ne se calcule-t-elle pas pour tout le monde en fonction de la richesse produite ?

Sans compter qu'il y a tout de même pas mal d'avantages en nature pour un bon nombre.

Désolé, mais faudra pas compter sur moi pour pleurer la disparation de cet abattement si jamais un gouvernement osait s'y attaquer.

8. Le lundi 4 octobre 2010, 23:57 par Stan

@Capucine : Et de mon coté, il ne s'agissait pas de prendre en grippe les journalistes.

Le problème est bien plus général, et je dirais la même chose pour d'autres privilèges. Notre société, en admettant la "politique du cas particulier" se tire une balle dans le pied. Yann Algan et Pierre Cahuc l'ont bien montré dans la société de défiance, ou comment le modèle social français s'autodétruit. Très bon ouvrage au passage que les "chiens de garde de la démocratie" seraient bien inspirés de lire!

En résumé : le coproratisme, parce qu'il va à l'encontre de l'égalité des citoyens, mine la confiance que ceux-ci se font entre eux et envers les institutions. On le paie tous les jours. C'est par exemple ce qui fait que le pays n'est pas réformable, que l'incivilité augmente etc.

Dès lors que l'on comprends cela, les niches fiscales ou autres avantages, appellez les comme vous voulez (perso j'appelle ça des privilèges) ne sont pas JUSTIFIABLES en aucune sorte du moins tant que l'on ne peut garantir que toutes les personnes dans une situation similaire ne peuvent obtenir même traitement. c'est à dire quasiment jamais.

cordialement

9. Le mercredi 13 octobre 2010, 17:00 par Stéphane

Le point de vue que vous défendez, au sujet de l'abattement, est tout à fait juste et j'adhère aux arguments que vous développez.

Je voudrais simplement apporter ma contribution au chapitre concernant le pouvoir d'achat des journalistes et les tarifs pratiqués. Loin de défendre la "déflation" salariale que vous décriez, notamment par rapport au prix du feuillet, je pense que deux éléments sont à considérer.
Le premier est la conjoncture économique et les difficultés dont la presse est victime. Je ne me fais pas le porte-parole des éditeurs (je n'en suis pas un) mais j'apporte un éclairage à votre propos.
Gérant d'une petite agence de presse, je fais travailler des pigistes que je paye systématiquement en bulletin de salaire (45 % de charges !). Beaucoup n'ont pas cette honnêteté. Les clients de l'agence sont des éditeurs, et il est très difficile de leur vendre du contenu de qualité car il ne sont pas toujours près à en payer le prix juste. La plupart tire sur les prix vers le bas et, croyez-moi, j'ai refusé de nombreux projets pour cette raison ! Ceci est une réalité et les prestataires, que je représente ici, y sont durement soumis. Le contenu est dévalorisé.
Alors oui, en effet, vivre du journalisme aujourd'hui est difficile et les métiers alternatifs de la communication que les journalistes exercent s'imposent à eux, plus qu'ils ne les choisissent. Les agences sont dans la même situation et sont soumises aux mêmes problématiques.

Le second concerne tout de même le "niveau" des journalistes. Dieu merci, je ne les mets pas tous dans le même panier. Mais je vous assure que certains sont loin de valoir 40€ le feuillet, tant la qualité de leurs productions est indigne de l'idée que je me fais de cette profession (que j'ai exercé durant 15 ans avant de créer une entreprise).
Enfin, je souhaitais ouvrir le débat sur un autre sujet : ne faudrait-il pas en finir avec cette valeur étalon du feuiller ? Car si un feuillet équivaudra toujours à 1500 signes, la qualité et la technicité de son contenu, elles, sont variables suivant la publication. Un feuillet pour un magazine de décoration grand public n'équivaut pas à un feuillet pour un magazine scientifique. Pourtant, c'est toujours un feuillet...

Il m'a été très agréable de vous lire.

A bientôt