Un sujet un peu inhabituel par rapport à ceux traités habituellement ici, parce que la thématique m'a semblé passionnante en tant qu'historienne de formation. C'est un vaste courant qui traverse la plupart des pays d'Amérique Latine, depuis tout juste quelques années. On aurait pu penser que seuls les pays dits "développés" pouvaient s'offrir le luxe d'ouvrir un débat sur le sujet.
Le Pérou à son tour est plongé dans un vaste débat sur son devoir de mémoire: à propos de son histoire coloniale, mais aussi de ses 20 dernières années, marquées par des violences dues, entre autres, au Sentier Lumineux, une mouvance maoïste qui a vite dévié vers le trafic de drogue.
"To remember - 1980 - 2000"
Depuis quelques années, une expo photo permanente hallucinante - "Yuyanapaq. To remember. 1980 - 2000" - tranchante, a pris place dans l'un des principaux musées publics péruviens à Lima, le Museo de la Nacion. Un véritable uppercut à l'estomac, du véritable photojournalisme, issu du travail de photographes sud-américains (Jaime Razuri, Nancy Chappell, Jorge Torres...).
On y voit d'immenses photos qui illustrent les exactions et violences - souvent commises par le Sentier Lumineux - qu'ont subi quelques 16 917 Péruviens sur ces deux décennies, souvent méconnues par les occidentaux. Sur certaines, on voit d'innombrables cadavres, les armes, les corps mutilés, les prisons... Et des soldats encagoulés chargeant des cercueils dans un camion sur une photo. Sur une autre, un hameau de montagne rasé par le Sentier, encore fumant.
Des documents photos, mais aussi vidéos, et audios (des témoignages de victimes d'exactions sont diffusées en continu dans l'expo) témoignent de "la vérité d'événements sanglants que le Pérou a connues durant deux décennies", dixit le dépliant. Il y a eu des cas de résistance de citoyens péruviens au terrorisme du Sentier Lumineux. Comme la tragédie d'Ayacucho, le berceau du Sentier Lumineux, qui a vu plus de 10 000 paysans assassinés, 3 000 disparus, 50 000 orphelins et 170 000 personnes déplacées.
D'autres faits, moins connus, témoignaient de la fracture sociale qui régnait au sein du Pérou. Comme le cas Uchuraccay, où 8 journalistes péruviens venus en reportage, le 26 janvier 1983, ont été assassinés.Une série de 8 photos, prises par un des journalistes, Willy Reto, documente ce massacre. Les paysans de la campagne andéenne d'Uchuraccay furent inculpés par la suite - ils auraient pris les journalistes pour des terroristes - sans que leur responsabilité réelle soit prouvée...
Ou encore le massacre de Barrios Altos, dans lequel 15 personnes ont été tuées en novembre 199 par des membres des Forces Armées péruviennes. Dans ce dernier cas, le dossier a été enterré par une loi d'amnistie, mais la plupart du temps, l'Etat péruvien a commencé à admettre son devoir de mémoire.
Cette expo photo, présente des images de toutes les années de guerre, a été organisée par le Centre pour l'information sur la mémoire collective et les droits de l'homme, une structure née le 19 avril 2004, dont le médiateur collecte la documentation sur le sujet.
Devoir de mémoire
Déjà en France, la notion est apparue tout récemment: grosso modo, elle désigne un "devoir moral attribué à des États d'entretenir le souvenir des souffrances subies dans le passé par certaines catégories de la population, surtout lorsqu'ils en portent la responsabilité".
Depuis les années 90, les Etats français, allemand, polonais... ont reconnu leur responsabilité dans les exactions contre les Juifs. Le sujet a aussi émergé à propos d'autres massacres récents (jusqu'à leur qualification de génocides), comme au Rwanda.
Et il fait donc débat depuis quelques années en Amérique du Sud - au Pérou, mais aussi au Chili, qui revient sur sa "Révolution" de 1973, menée par le dictateur Salvador Allende...
Dans la lignée du Devoir de mémoire de Primo Levi, plusieurs historiens ont commencé à se spécialiser sur le sujet, tels Jean-Pierre Rioux, Annette Wieworka, Henry Rousso... et à consacrer des travaux parfois passionnants - spécial dédicace à Annette Becker, grande spécialiste du sujet, qui fut mon directeur de recherche en histoire contemporaine.