Un pavé de 667 pages, blanc, quatrième de couv' toute
simple et photo neutre en noir et blanc de Steve Jobs. Un bel objet, "qui
trouvera sa place à côté des derniers produits Apple", me soufflait avec
ironie mon voisin de bureau, qui sera probablement un des must-have pour les
cadeaux de fin d'année, aussi bien pour les Applemaniacs que pour le grand
public. Moins d'un mois après le décès de Steve Jobs, sa biographie officielle
- donc écrite à sa demande par Walter Isaacson, journaliste passé par la CNN et
Time Magazine - paraissait le 24 octobre aux US. Elle sort en France demain (2)
- dont sur l'iBookStore en français. Un best-seller devenu numéro un des ventes
chez Amazon US (papier et livre numérique) et sur l'iBookstore d'Apple. Un des
livres-cultes de 2011 ?
Au fil des pages, dans ce qui relève plus d'une enquête au long cours, peu
complaisante, que d'une hagiographie comme on pouvait le craindre, on en
apprend énormément sur celui qui fut un des entrepreneurs les plus créatifs et
visionnaires de ses dernières décennies: sa vie privée, sur laquelle il était
très discret (le livre comporte notamment un portfolio de photos personnelle de
Steve Jobs et sa famille), ses failles héritées de son enfance, sa jeunesse
total post-beatnik des années 70, ses amours (on découvre avec surprise qu'il
eut une longue aventure avec la chanteuse Joan Baetz, reine du protest
song), l'idéal de contre-culture qui va perdurer - puis s'effilocher -
dans Apple, ses échecs, ses relations avec les médias, les "piquages"' d'idées
aux concurrents... Et un personnage incroyablement complexe.
Après avoir décliné à plusieurs reprises, Walter Isaacson a accepté la
commande de Steve Jobs. Résultat: deux années de recherches, d'entretiens avec
une centaine de personnes, plus de 40 heures d'entretiens avec Steve Jobs... Ce
qui donne ce bouquin très documenté, incroyablement vivant, où l'on a
l'impression de suivre Steve Jobs dans ses réunions internes, ses mythiques
présentations de produits, ses luttes intérieures. Un boss énigmatique, parfois
fragile, qu'Isaacson n'hésite pas à décrire à plusieurs reprises en larmes,
torturé, visionnaire, manipulateur, charmeur.
On y découvre donc sa vie personnelle complexe: orphelin,
il grandit au sein d'une famille adoptive aimante de la middle class. Enfant
précoce - voire surdoué comme le laisse entendre le biographe - il est poussé
par ses parents. Mais le fait qu'il soit orphelin le marque à vie: il grandit
"avec le sentiment d'avoir été abandonné, mais aussi la certitude d'être
quelqu'un d'atypique. C'est ce qui a forgé toute sa personnalité.",
souligne Isaacson.
Il refuse de rencontrer son père biologique qu'il accuse d'avoir abandonné
sa mère biologique et sa soeur, la romancière Mona Simpson. A 23 ans - l'âge de
ses parents biologiques à sa naissance -, Jobs devient père d'une petite fille,
Lisa, qu'il commencera par renier, avant de la reconnaître peu avant
l'introduction en Bourse d'Apple, en décembre 1980. Elle avait alors deux ans.
Jobs s'est très peu occupé de sa Lisa durant son enfance, jusqu'à son entrée au
lycée, où elle vivra quatre ans avec la famille de son père. Il s'est marié
depuis et a eu trois autres enfants.
Jeunesse beatnik et contestataire
Le plus fascinant étant cette quête perpétuelle de Steve
Jobs pour ne pas (totalement) perdre l'héritage de sa jeunesse hippie, qu'Apple
continue d'incarner la contre-culture, la contestation, la rébellion. "Un
monde "cyberdélique". Et la culture des systèmes ouverts… enterrés par Jobs dès
la fin des 70's, preuve supplémentaire que capitalisme et cette forme de
contre-culture sont consubstantiels", m'indiquait à juste titre Nicolas
Demorand dans un échange de tweets, ce qui se vérifie effectivement dans ce
bouquin.
Dès le lycée, il plonge dans le mouvement contestataire: on commence alors à
parler de geeks et de hippies, il se passionne autant pour les maths,
l'électronique, que le LSD et les paradis artificiels, "en vogue dans la
contre-culture de l'époque". Il découvre les kits d'appareils Heathkit à
monter soi-même, les magnétophones à bandes TEAC, bosse ses weekends dans le
magasin d'électronique Haltek,... Avec son pote Steve Wozniak, tous deux
conçoivent une Blue Box, qui permet de téléphoner
gratuitement, sur le modèle de celle de John Draper, un pirate surnommé
"Captain Crunch", une des icônes du hacktivisme d'alors (dont
je parle notamment
dans ce billet). Steve Wozniak - qui, hasard de reconnaissance ou quête de
reconnaissance, vient de publier sa propre autobiographie (2) - deviendra un
discret collaborateur dans l'aventure Apple, "le gentil magicien, qui
viendrait avec ses inventions de génie, et Jobs imaginerait comment les
présenter, les rendre conviviales, et les lancerait sur le marché", résume
(un peu trop?) Isaacson.
Etudiant, Steve Jobs s'engage dans la spiritualité orientale et le
bouddhisme, vie bohème pieds nus, séquences LSD, avec Bob Dylan en boucle, et
un mode d'alimentation radical, qu'il conservera toute sa vie - régime
végétalien et jeûnes, Une jeunesse hippie autant que rock'n roll, inhérente à
son parcours par la suite - mais à mille lieues de ce que l'on sut de lui de
son vivant... "Je suis né à une époque magique. Notre conscience était
éveillée par le zen et aussi par la LSD. (...) Cela a renforcé mes perceptions,
savoir ce qui était essentiel - créer plutôt que de gagner de l'argent, mettre
à flot le plus de choses possibles dans le flot de l'histoire et de la
conscience humaine", confie-t-il à son biographe.
Atari, culture open source au Homebrew Computer Club
En février 1974, premier boulot chez le fabricant de jeux vidéos
Atari, là "où tout le monde voulait alors
travailler", entrecoupé par un voyage initiatique de quelques mois en Inde
auprès de Shunryu Suzuki, un des gourous-stars de l'époque. La Silicon Valley
de la fin des années 60 est alors à la croisée de plusieurs révolutions:
technologique (les contrats militaires y avaient attiré des sociétés
d'électronique, d'ordinateurs...), et surtout, "il y avait une
sous-culture, celle des pirates - des inventeurs de génie, des
cyberpunks, des dilettantes comme des purs geeks", des beatniks - elle va
marquer Steve Jobs à vie, même s'il va progressivement la fouler aux pieds.
Jobs et Wozniak commencent à fréquenter le jeune groupe Homebrew
Computer Club ("Club des ordinateurs faits à la maison"), basé sur cet
idéal de libre-circulation de l'information, prémices à la culture des systèmes
ouverts et des systèmes open source. Ils planchent sur leur premier ordinateur,
l'Apple I, qui naît en même temps que leur société Apple au printemps 76.
"Apple Computer" ("Ordinateur pomme"), un peu de contre-culture et d'absurdité
dans ce titre... Première faille entre deux, Jobs dissuade Wozniak de partager
les codes de cet ordinateur avec leur club, dont les membres prônaient un libre
accès aux lignes de codes, où chacun pouvait modifier à sa guise les
programmes, l'écriture de standards open source, le contournement des logiciels
propriétaires... Une ligne de partage entre systèmes ouverts et systèmes
fermés.
On connaît la suite, l'ascension avec quelques accrocs de Steve Jobs,
émaillée par des innovations marquantes, avec l'Apple II, lancé en 1977,
commercialisé à 6 millions d'exemplaires durant 16 ans. Et - autre révélation
de cette biographie - les quelques "piquages" d'idées aux concurrents, comme la
technologie de la Zerox PARC en 1980, On a souvent dit que, du Mac à l'iPod,
Steve Jobs avait souvent "réadapté" des produits préexistants, mais avait sur
les rendre désirables au grand public. Steve Jobs répliquait - sans nier - en
citant Picasso, "Les bons artistes copient, les grands artistes volent".
Chez Apple, on a jamais eu de scrupules pour prendre aux meilleurs".
CQFD.
Rébellion, "pirates" vs capitalisme
Par petites touches, Steve Jobs entre peu à peu dans l'ère du capitalisme,
avec ce même paradoxe: se réclamer de la contre-culture tout en l'enterrant.
Fin 80, Apple est introduite en Bourse et transformée en grande société, malgré
les réticences de Wozniak. Si l'Apple II - conçu par Steve Wozniak - comportait
des logements pour des cartes d'extension pour y connecter ce que l'on voulait,
il n'en n'est plus question avec le Macintosh, conçu par Steve Jobs et lancé en
1983: premier appareil au logiciel et au matériel liés, où toute modification
est impossible, premier système fermé - et vendu très cher... Autre viol du
code de la piraterie. La même année, il organise un des premiers séminaires
d'Apple, intitulé "Mieux vaut être pirate que de rejoindre la marine".
Le siège d'Apple sera (temporairement) orné d'un drapeau où s'entrecroisent la
pomme d'Apple et une tête de mort avec des tibias croisés.
En 1984, LA publicité de lancement du Mac scelle la légende Apple, en un
somptueux
spot réalisé par Ridley Scott avec l'agence Chiat/Day et Lee Clow, par
lequel Steve Jobs espère s'imposer comme guerillero, la liberté contre "Big
Blue" (IBM), assimilé dans ce spot au Big Brother orwellien... Une manière
aussi de "se rattacher à la culture cyberpunk de l'époque", rappelle Walter
Isaacson. Une image de marque rebelle et so cool, versus des méthodes
de management interne musclées, et un écosystème fermé qui sera la clé d'Apple:
un des immenses paradoxes de cette entreprise, que j'abordais notamment
dans cette enquête.
En juillet 1997, lors de son retour d'une semi-traversée du désert, pour
creuser ce sillon de la rébellion, Steve Jobs conçoit avec Chiat/Day une
campagne d'affichage avec pour slogan "Think different", et pour icônes
Einstein, Gandi, Lennon, Chaplin, Picassso... Rien de moins.
"Foyer numérique", système fermé
Même angle d'enquête dans Les Inrocks et Stratégies en
décembre 2010
Parallèlement, Steve Jobs bâtit ce système qui s'inscrit
dans une logique d'intégration globale: il a la conviction que l'ordinateur
personnel va devenir le foyer numérique, permettant de
connecter facilement un ordinateur de bureau à une flopée de terminaux mobiles.
Les années 2000 scellent ce système, incroyable décennie d'innovations: iTunes,
puis l'iPod, l'iPhone, l'iPad, s'inscrivaient dans ce système clos. "On
allait pouvoir synchroniser tous ces appareils grâce à l'ordinateur et ainsi
gérer musique, photos, vidéos et données personnelles, soit tous les aspects de
notre 'mode de vie numérique'", expliquait Steve Jobs. Apple ne serait
ainsi plus une entreprise dédiée aux seuls ordinateurs, mais à l'origine d'une
gamme de nouveaux appareils - qui allaient ainsi fidéliser les utilisateurs de
Windows au système Apple.
Avec le système de gestion et d'achat de musique iTunes, avec pour slogan en
2001 "Rip, Mix, Burn" ("Récupérez, mixez, gravez"), puis l'iTunes
Store, la boucle est bouclée. Il convainc Bob Dylan en 2004, les Beatles en
2010, d'y proposer l'intégralité de leurs œuvres sous forme de coffret
numérique - "Jobs serait leur dépositaire
pour l'ère numérique", pointe Isaacson. La logique est la même dans le
secteur de l'édition et du journalisme, lorsqu'Apple crée l'iBook Store, qui
vend des livres numériques de la même manière qu'iTunes vend de la musique.
Pour y figurer, les éditeurs devront verser à Apple 30% de leurs revenus tirés
de ces ventes. Enfin, iCloud, dévoilé en juin 2011, permet à chacun de stocker
ses données non plus sur son ordinateur, mais dans un "nuage", ère du "cloud
computing" oblige.
Les derniers années de Steve Jobs, son rapport avec son
cancer - le déni, les divers traitements suivis, la transition chez Apple -
sont largement abordées dans cette biographie. Où l'on apprend qu'il suivait ce
memento mori, avertissement donné par un médecin: "Dans la Rome
antique, quand un général victorieux paradait dans les rues, la légende voulait
qu'il soit suivi d'un serviteur dont le rôle était de lui répéter
"memento mori" ("Rappelle-toi que tu es mortel").
(1) Steve Jobs, Walter Isaacson, JC Lattès, 667p., 25€. Sortie le 2
novembre. (2) iWoz, Steve Wozniak et Gina Smith, Ecole des Loisirs,
323p., 14,80€.'
A lire également, sur MondayNote, ce
long billet de Jean-Louis Gassée (ex-DG France d'Apple, que Steve Jobs
accuse dans sa biographie d'avoir "poignardé dans le dos" en 1985), et
ce
très émouvant article de sa soeur Mona Simpson publié par le New York
Times.