"Men, women & children", liaisons dangereuses par écrans interposés
Par Capucine Cousin le mercredi 10 décembre 2014, 22:51 - Culture numérique - Lien permanent
Cela commence par ces plans de foules, dans le métro, dans la rue, dans un centre commercial, dans une cantine de lycée, où se superposent des images d'écrans - des extraits de tweets, de chats, puis plus tard, de pages Facebook. Ces enchevêtrements de mots parfois très intimes des personnages du film qui tweetent, textotent, hésitent en écrivant des des messages sur Facebook. C'est le cœur du film, une de ses originalités. Ces images frappent déjà dans la bande annonce, il faut y voir une manière nouvelle, qui casse les codes du cinéma classique, de mettre en scène notre société numérique. Au passage, on notera cette mode, sur les affiches de films - dont du nôtre, évidemment - de citer des tweets en lieu et place des extraits de critiques de films classiques.
Dans Men, women & children, sorti en salles mercredi 10 décembre, Jason Reifman esquisse un état de lieu désenchanté des effets de la culture Internet sur la société d'aujourd'hui. On y voit des extraits de la vie - trop - numérique sur des habitants d'une banlieue pavillonnaire américaine. Un brin moralisateur, Jason Reifman est tenté de laisser entendre que ses personnages sont en partie malheureux à cause de cette vie numérique. Un peu facile, certes. Le pitch donc: un ado accro au porno en ligne, ce que son père (lui aussi adepte des Youporn cheap ;), découvre en se connectant à son ordinateur dans sa chambre, un autre ado accro aux MMORPG, ces jeux vidéo multijoueurs en ligne, une jeune fille qui suit de trop près les conseils de sites "pro-ana", une mère parano adepte du cyber-espionnage de sa fille, une autre mère qui, elle, met en ligne des images aguichantes de sa fille adolescente...
Le réalisateur illustre ces faits de manière très concrète: la mère qui flique littéralement sa fille (avec son consentement) en la géolocalisant sur son smartphone, en parcourant régulièrement sa page Facebook et son profil MySpace, et même les tréfonds de son ordinateur, l'ado anorexique qui se fait conseiller sur un forum pro-ana lorsqu'elle est tentée de manger...
Ultra moderne solitude "sociale"
De manière assez classique au cinéma (un peu à la manière de l'excellent Short cuts de Robert Altmann), on y voit donc une multitude de vies, d'histoires, qui s'entrecroisent. Avec un point commun, le sujet du moment, le Zeitgeist dont Jason Reifman tente de s'emparer: les conséquences du tout-numérique, où comment les réseaux sociaux multiples (Twitter, Facebook, les réseaux de gamers adeptes des MMORPG, les sites de rencontres...) son devenus omniprésents dans nos vies. Au point de créer de nouvelles formes d'ultra moderne solitude que dénonçait Alain Souchon, et nos difficultés à communiquer avec ces réseaux sociaux qui nous isolent autant qu'ils nous connectent partout dans le monde.
On avait déjà vu Jason Reifman faire dans la satire féroce (super Thank you for smoking) ou l'analyse sociologique un peu gnangnan (l’ambigu Juno, ou le désir de maternité d'un adolescente), il fait de nouveau dans l'analyse sociétale. Un peu simpliste et cliché. Avec, pèle-mêle, l'ado en proie à se fantasmes à la sauce Youporn, un autre ado isolé par son jeu vidéo... Sans compter les parents quadras las qui trouvent de nouveaux moyens - sur ce maudit Web, toujours ;) - pour contourner leurs frustrations de couple, soit ces nouveaux sites de rencontres extraconjugales - on note au passage le placement de produit sur mesure qu'offre Jason Reifman au site Ashley Madison, qui a tenté son lancement en France avec un coup de pub provoc'.
Si l'ironie des débuts du film cède ensuite le pas à une romance plus sage, ce qui m'intéresse ici est la manière innovante dont Reifman tente de narrer les affres de notre nouvelle société numérique, rythmée par les Twitter, Instagram, Facebook, YouPorn, et autres Tinder. De rares fictions ont mis en scène jusqu'à présent ce tournant : cela a surtout été le cas de films d'anticipation, comme le remarquable Her de Spike Jonze (que je chroniquais ici), ou, dans une certaine mesure, la série Real Humans.
Texto sur grand écran
Alors, comment représenter en images ces nouvelles manières qu'ont les êtres humains de communiquer entre eux?__ Que faire du texto à l’écran ? Comment l'intégrer le texto dans une fiction ? Après tout, rien qu'en France, on envoie en moyenne 8 sms ou mms par jour, et même jusque 80 pour un adolescent. Le classique champ-contrechamp ne suffit plus. Pour représenter cette société où l'on a nos regards fixés sur les écrans de nos téléphones, tablettes et ordinateurs, Reifman ouvre donc Men, Women & Children avec cette superbe scène de foule avec en "nuage" ces mini-écrans de textos et messages sur Facebook que s'envoient les personnages. Un gadget visuel qu'il abandonne au bout d'une bonne demi-heure, mais qu'il a donc été un des premiers à tenter dans une fiction.
Le texto en surimpression, on l'a déjà vu, notamment, dans le film politique L’exercice de l’Etat (Pierre Schoeller, 2011), ou encore la série politique Les hommes de l'ombre (France 2, 2013/2014). On le vit ensuite dans la série House of cards de Netflix, ainsi que la série britannique Sherlock (2010) de la BBC. Au passage, une fois de plus, la surimpression du texto permet de faire du placement de produit: non plus simplement la pomme d’Apple, mais une interface, celle de l'iPhone, désormais familier à tous, décidément entré dans notre quotidien.