"Il faut sans cesse se jeter du haut d'une falaise et se fabriquer des ailes durant la chute". (Ray Bradbury)
"On te demandera de faire le mal où que tu ailles. C'est le fondement de la vie: avoir à violer sa propre identité". (Philip K. Dick)
"La nature nous a créés avec la faculté de tout désirer et l'impuissance de tout obtenir". (Machiavel)....
Chacun des épisodes s'ouvre avec une de ces maximes de philosophes ou demi-dieux de la science-fiction, empreintes de cynisme désabusé. Et annoncent la couleur. Trepalium est une mini-série d'anticipation, une des premières productions propres d'Arte dans ce domaine. Une petite bombe, un trésor de dystrophie, écrite par Antarès Bassis et Sophie Hiet, qui tient en 6 épisodes de 52 minutes, ultra-condensés. Une petite bombe dans l'univers de la sci-fi. Et la meilleure série que j'aie vue depuis Real Humans, petite perle suédoise déjà découverte par Arte, dont je parlais notamment ici et là. J'ai eu la chance de la voir en avant-première, à quelques jours de sa diffusion sur Arte, le jeudi 11 février.
Il était une fois un monde futur, à une date méconnue (mais pas si éloignée que cela), quelque part en Europe. Une dystopie (donc une vision, une distorsion horrifique de la réalité actuelle). De 15% de chômage aujourd'hui, nous sommes passés à 80% (!) de chômeurs. Dans un monde futur ravagé par la crise, les gens ayant un emploi vivent séparés de ceux qui n'en ont pas, dans un apartheid ultralibéral. Une séparation matérialisée par un mur, un mur d’enceinte imprenable. D’un côté la Zone, de l’autre la Ville. une "Zone" miteuse et anarchique où la population est privée de tout, et surtout d'eau potable. Chacun rêve de gagner à La tombola, où chaque année, le gagnant accéder au statut privilégié de "dynactif". De l'autre, la Ville, monde d'abondance glacé où chaque salarié est pressurisé à l'extrême, devant tout faire (il est lui aussi en mode survie) pour garder son travail. Son destin est régi par Aquaville, la firme qui emploie tous ces urbains, et qui détient le monopole de l'eau potable.
Lors des premières images (tournées par la télévision d'Etat, monde orwellien oblige); la Première ministre (incroyable Ronit Elkabetz, qui laisse entr'aperçevoir un soupçon d'humanité, derrière une voix rauque à souhait) franchit le Mur ("événement historique", proclame la télé officielle), pour libérer le ministre du Travail (son mari), détenu par des activistes depuis 15 mois. Face aux risques de révolte, elle instaure dans l'urgence un plan inédit de rapprochement entre ses populations: chaque salarié devra embaucher un "emploi solidaire" (superbe novlangue - ça vous rappelle quelque chose ?) sélectionné dans la zone. La famille de Ruben Garcia, un ingénieur en pleine ascension, est contrainte d’embaucher la zonarde Izia, qui rêve d’offrir un nouveau destin à son jeune fils Noah…(No spoils pour la suite ;) Voilà pour le pitch.
La série prend scène, par petites touches, dans un monde futur: les téléphones portables tiennent dans la paume de la main. Plus de téléviseurs, mais des écrans ou des murs interactifs un peu partout. Les voitures ont un design 70s et sont électriques, silencieuses et totalement autonomes.
Trepalium : instruments de torture à trois pieux dont se servaient les Romains pour châtier les esclaves rebelles
De travail, il en est beaucoup question dans cette mini-série très contemporaine. Il est même central. Il est dans le nom même de la série. Et pose des questions très contemporaines (je vais essayer de vous épargner les lapalissades...). Le travail peut-il être source de plénitude ou de souffrance? Peut-on se réaliser dans son travail? Le travail identifie-t-il un individu, le rend-il digne de considération? Le travail rend-il libre? Est-on sans valeur parce que sans emploi?... "La question est de savoir s'il est obligatoire de travailler pour avoir le droit d'être quelqu'un", interroge un instituteur improvisé aux enfants d'"inactifs".
Monde blanc laiteux et glacé vs monde aux couleurs sépia
Le moindre détail est travaillé dans cette série très dense. Casting hallucinant, entre Ronit Elkabetz, Charles Berling (en cadre salace et mégalo) et Léonie Simaga (actrice sociétaire de la Comédie française, qui incarne Thaïs Garcia et Izia, deux personnages-miroirs). Même la photo reflète la dualité: entre le monde froid de la Ville, où les couleurs sont proches du blanc laiteux. Les personnages sont glacés, d'une froideur robotique (cheque reflète très bien le maquillage, et les coupes de cheveux, trop lisses) et portent des sortes d'étranges uniformes dans un style rétro-futuriste (robes-chasubles, chemises blanches, jupes-crayons 60s). Chaque jour, les individus doivent rendre leurs vêtements (et jouets pour les enfants) - pour éviter tout sentiment de possession, d'attachement ? Dans ce monde-là, on ne s'étreint pas, on se dit peu de choses, on ne dit surtout pas ses sentiments. Point savoureux, plusieurs scènes de ce monde ont été tournées au siège historique du Parti Communiste français (on voit bien la mise en parallèle). On y voit des couloirs, des rues grises, des escalators immenses, des visages sans expressions. On pense à Bienvenue à Gattaca ou Soleil vert. Dans ce monde, Ruben Garcia, dès qu'il découvre son chef de service mort, appelle son père et lui indique illico: "mon directeur de service est mort, je veux postuler". Les moments les plus horrifiques sont accompagnés d'une musique classique magnifique.
De l'autre côté, le monde de la Zone: là, le chef opérateur a opté pour une photo aux couleurs un peu passées, presque sépia. Les "inactifs" sans habillés de manière contemporaine, mais avec des vieux vêtements, et vivent dans des taudis, sans eau courant ni électricité. Ici, c'est la débrouille pour survivre. Mais on se parle, fort, dans une langue familière, on se soutient. Les personnages sont sensuels. Ici, les plans irréguliers tournés caméra à l'épaule suggèrent une vie bouillonnante.
La série est très contemporaine dans la vision (forcément tordue, paranoïaque) du monde du travail qu'elle donne. (Certes, cela devient vite un brûlot antilibéral gonflé, provocateur). A un moment donné, Ruben Garcia lâche à Thaïs, tombant le masque: "Vous n'imaginez pas tout ce qu'il faut faire ici pour ne pas perdre son emploi, et ne pas passer de l'autre côté" - la Zone, bien sûr. On découvrira peu à peu ses failles, susceptibles de le faire tomber, comme cette petite fille qu'il touche à peine, enfant "mutique" (oui, c'est un syndrôme, dans ce monde). Mutique, potentiellement "inutile", voire "inactive"... Or ici, "l'homme inutile est vite dangereux", lâche à un moment donné le père de Ruben. La fin en forme de twist, mi-happy mi-glaçante, vous laissera songeurs...