Bientôt des placements de produits rajoutés à postériori dans des vieux films ?

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«Play it, Sam»...

Imaginez la scène. Ilsa Lund (Ingrid Bergman) boit une coupe de champagne avec Rick Blaine (Humphrey Bogart) au Rick's Café dans Casablanca. Une marque de champagne y apparaît bien en évidence. Vous ne vous rappelez pas avoir vu ce placement de produits dans ce film, un des plus grands classiques du cinéma américain ? Mais vous pourriez bien l'y voir la prochaine fois.

Le placement de produits est presque aussi ancien que l'industrie du cinéma elle-même. Le premier exemple remonte probablement à la comédie de Buster Keaton The Garage (1920), où figureraient en bonne place les logos de Zerolene, Red Crown Gasoline) et Firestone.

Mais il pourrait connaître une nouvelle révolution. Les agences de pub commencent à s'intéresser de près à une nouvelle technologie, qui pourrait intégrer de manière tout à fait naturelle des images générées par ordinateur dans des films. Plus précisément des anciens films ou des anciennes séries.

Une des firmes qui a développé cette technologies est l'agence publicitaire britannique Mirriad, signalait la semaine dernière la BBC (merci @eni_kao, en bonne vigie du Net, de me l'avoir signalé). Sa technologie permet donc d'ajouter numériquement des produits, logos ou affiches publicitaires pour des marques dans presque tous les films et programmes télévisés. Elle est actuellement utilisée par un site de vidéos en streaming chinois. Et les réalisateurs de la sitcom américaine à succès Modern Family l'ont aussi testé.

Cette firme me disait quelque chose. Initialement spécialisée dans la réalisation d'effets spéciaux pour les films, elle a aussi tenté de commercialiser, en 2014, avec l'agence Havas et Universal Music Group (UMG) , une technologie vidéo permettant d'insérer des annonces publicitaires dans une sélection de clips musicaux d'UMG, comme j'en parlais alors dans ce papier pour Stratégies. Bon, après les annonces initiales, l'initiative ne semble pas avoir fait florès. Là, Mirriad irait donc plus loin, en proposant d'«orner» des films patrimoniaux de publicités.

Ryff, basée en Californie, va plus loin: elle permet d'effectuer numériquement des placements de produits mais en ciblant les individus, selon la BBC. Ce qu'elle présentait déjà en 2018 dans cette courte vidéo. Mais elle proposait alors juste d'incruster des images directement dans les vidéos, avec un partenariat pouvant être différent pour chaque pays et réalisé après le tournage. Désormais, elle dit pouvoir se baser sur l'historique du téléspectateur, selon ce qu'il a visionné précédemment sur un ordinateur portable, un smartphone ou une télé connectée. Un peu comme Netflix et consorts peuvent déjà passer au crible notre historique de visionnages. Troublant, non ? On imagine le potentiel énorme de la technologie de Ryff utilisée par un Netflix...

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Les fondateurs de Ryff imaginent déjà que les publicités pourraient être modifiées au gré des visionnages d'un film. Et un jour, des campagnes d'achats d'espaces publicitaires ? Imaginez les panneaux publicitaires sur les gratte-ciels dans Blade Runner, qui seraient changés d'une diffusion à l'autre, au gré des annonceurs...

C'est vrai que ces technologies sont dans l'air du temps. A l'ère de l'intelligence artificielle utilisée dans des vidéos animées, qui ce soit pour générer des deep fakes, ou encore animer artificiellement des anciennes photos, ce que propose la start-up Deep Nostalgia, dont je parlais ici, ce sera peut-être la nouvelle marotte des agences de pub, et des bonnes vieilles agences de placement de produits en quête de nouvelles idées, telle Film Media, ou Casablanca (eh oui...), passée dans le giron du groupe Publicis en 2011.

Nouvelles recettes publicitaires

L'initiative est tentante. Elle permettrait de créer de nouvelles recettes publicitaires pour l'industrie du cinéma, en difficulté avec la crise sanitaire et la fermeture forcée des salles de cinéma depuis un an. Et après tout, toujours la pandémie aidant, en un an, la plupart des téléspectateurs sont devenus addicts aux services de streaming vidéo, tels Netflix et Amazon Prime, pour regarder des films, séries et documentaires. Des services qui n'incluent pas de pauses publicitaires. Ce qui pourrait habituer le public, notamment les jeunes, à regarder des «contenus» sans coupures publicitaires. Alors, face à cette évolution des usages, pourquoi pas créer de nouvelles sources de revenus publicitaires, quitte à en reverser une partie aux diffuseurs, les streamers audio ?

Le placement de produits n'a jamais été un business aussi puissant pour les annonceurs : il engendrerait 20,6 milliards de dollars de revenus par an, dans les films, programmes télévisés et clips musicaux, selon la firme d'analyse de données PQ Media. Avec ces nouvelles initiatives de placements de produits numérisés, des publicitaire rêvent déjà de «mettre à jour» des vieux films ou séries en modifiant les marques et produits cités, au gré de ceux qui deviendraient démodés.

Trahison ?

Mais cela soulève des questions inédites, autant juridiques qu'éthiques, sur le respect de la volonté initiale du réalisateur. Est-ce éthique de «revisiter» un film pour y utiliser des techniques publicitaires qui n'étaient pas dans les mœurs lors de son tournage? Et est-ce que le réalisateur l'aurait voulu ?

Certes, l'ajout de produits, d'affiches publicitaires ou de marques de produits dans un film ou une série lui fait gagner en réalisme. Une marque permet au spectateur d'identifier tout de suite une époque, des tendances de consommation, de raccrocher le film à la vraie vie d'alors.

Mais quelles conséquences légales si un film sous copyright est «retravaillé» numériquement ? Est-ce qu'il n'y a pas une atteinte portée à l'intégrité artistique de l'œuvre ? Les producteurs initiaux et ayant-droits auront-ils seulement leur mot à dire ? Des publicitaires auront-ils le droit d'acheter des espaces publicitaires "à postériori" dans une oeuvre (film ou série télévisée) près sa sortie initiale ?... Et surtout, un vieux film fait inéluctablement partie de l'histoire du cinéma, de la culture. En tant qu'archive audiovisuelle, il peut être restauré, mais modifié à postériori par des inserts numériques, à des fins purement mercantiles, c'est très discutable.