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dimanche 13 février 2011

«Elle», ou la chirurgie plastique pour les nulles

Je vous parlais cette semaine de transhumanisme, il y a une certaine continuité avec le sujet ci-dessous. Prémisse possible à la femme bionique du futur, dont la quête de la perfection physique passe par le recours à la science - au bistouri donc.

Cela tombe bien, Elle de la semaine dernière y consacrait un (effrayant) dossier. Avec pour point de départ un marronnier ("Spécial rajeunir"), sur une vingtaine de pages, Elle nous laisse à penser que le recours à la chirurgie esthétique est la norme - eh non, vous n'y échapperez pas !

Étonnamment (enfin non...), dans ce numéro, les publicités pour les crèmes et sérums anti-âge sont surreprésentées: une dizaine de pubs (contre 3 dans le Elle suivant). Ah, et également, une pub pour la solution d'acide hyaluronique Juvéderm (labo Allergan). Bien sûr, il n'y a pas de pubs pour des labos ou les cliniques spécialisées en chirurgie esthétique - le Code de Déontologie Médicale le leur interdit... On imagine d'autant mieux la satisfaction des ((nombreux) médecins, chirurgiens et autres dermatos spécialistes à être cités comme "experts" dans Elle !

J'ai demandé à une de mes collègues, Delphine Le Goff, journaliste médias à Stratégies, qui avait elle aussi quelque peu halluciné en feuilletant Elle, d'analyser avec son regard la ligne éditoriale adoptée par le féminin sur ce sujet. Cela tombe bien, "Magazine junkie", elle revendique "une addiction au papier glacé". La presse féminine, française ou anglo-saxonne, faisant partie de ses plaisirs coupables. Je lui laisse la parole...

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Elle

C’est un grand classique de la presse féminine, comme les «Spécial Mode» et les «Spécial Maigrir». Mais cette année, Elle a franchi un cap avec son numéro « Rajeunir », sorti le 4 février dernier. Déjà, le discours a subtilement changé. Là où, jadis, on promettait aux lectrices mille sortilèges afin de «rester jeune», là, il s’agit carrément de «gagner au moins dix ans»...

Dès la couverture, on a du mal à s’empêcher de rire : c’est Demi Moore qui a les honneurs de la «Une». «Je vis les plus belles années de ma vie», déclare l’actrice de 48 ans. On l'espère pour elle : l’actrice est connue pour être refaite du sol au plafond avec, paraît-il, 250 000 euros de chirurgie esthétique ! Le portrait consacré à l’actrice reste extrêmement discret sur ce point : « Si retouches il y a (elle refuse d’en parler), elles sont nickel. Son front est lisse, mais quelques petites rides, qui plissent joliment autour de ses yeux mordorés et une microcicatrice sur la joue montrent qu’elle maîtrise les limites du genre dans un milieu où la chirurgie et le Botox sont des drogues ».

Un peu plus loin, Demi nous donne gentiment les secrets de sa jeunesse éternelle : « Je souris beaucoup : ça rehausse le visage et l’être en général. Je me nourris bien, j’évite les sucreries, je bois énormément de lait de coco et je fais du sport ». Merci du tuyau, Demi.

«Réflexes esthétiques», ou comment faire de la chirurgie une norme

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Mais si on en croit les pages du dossier « Spécial Rajeunir » qui suivent, le sourire et le lait de coco, ça ne va pas suffire. Les sujets ont quasiment tous des relents de salles d’opération. A la question «Le "liquid lift" va-t-il tuer le lifting ?», la réponse semble être non, avec cet argument savoureux: «le lifting n’est pas si cher. Il coûte 5 000 euros, mais les injections c’est non-stop !».

Plus loin, dans l’article « Crèmes, piqûres : ce que les médecins choisissent pour elles », des dermatologues et des chirurgiennes esthétiques exposent leur propre traitement anti-âge. Tiens donc ! Elles passent quasiment toutes par la case «lifting dans quinze ans», «Toxine botulique trois fois par an» ou «chirurgie des paupières».

Une série de portraits intitulée « Elles ont tout compris ! » montre des femmes de 36 à 66 ans et leurs «réflexes esthétiques ». Là aussi, on est noyé sous la toxine botulique, la toxine hyaluronique (à ne surtout pas confondre, semble-t-il) et les projets de chirurgie. Dans ce numéro qui pourrait s’intituler « La chirurgie plastique pour les nulles », on nous explique même comme lire un devis d’acte esthétique avant ravalement, avec un glossaire «Spécial débutantes» pour bien faire la différence entre laser antitâche, laser fractionné, peeling moyen, méso-réjuvénation…

Pacte faustien

Elle essaie bien de nuancer son propos, avec un papier sur les ratés de la chirurgie («Ça devait me rajeunir, ça me vieillit», ah oui, c’est fâcheux !) et cette question, aux accents quasi-métaphysiques : «Le Botox rend-il heureuse ?». Soulagement pour l’accro aux injections : aux Etats-Unis (grande patrie de la chirurgie et du Botox) certains médecins affirment que la toxine botulique, qui a décidément tout pour plaire, est un remède contre la dépression…

En attendant, ce qui est vraiment déprimant, c’est la lecture de ce numéro, anxiogène au possible. Est-il possible de vieillir sans passer par le billard, et sans débourser des milliers d’euros ? Etrange pacte faustien que celui de Elle, qui en adoptant ces injonctions à la jeunesse éternelle, semble avoir vendu son âme aux chirurgiens plastiques. On ne peut s’empêcher de penser à la scène mythique du film Brazil, où la mère du héros, obsédée par son apparence, se fait étirer exagérément le visage. C’est peut-être cette femme, en fait, que Elle aurait du mettre en couverture…

Delphine Le Goff