"Tous les épisodes dès maintenant !". "A regarder où et quand vous le
souhaitez, seulement sur Netflix". L'argumentaire publicitaire était
assuré et un rien arrogant, pour les pleines pages de pub qu'il s'était
offertes dans le JDD dimanche dernier. Pour le lancement, le 10 avril,
de Daredevil, sa dernière série originale-blockbuster, première série
télé de super-héros, adaptation du comic book de Marvel. Sept mois après son
lancement en France, Netflix, le trublion américain de l'audiovisuel n'a plus
peur de grand-chose. Pas très rentable, pas encore très connu en France... Peu
importe, l'essentiel tient dans le choc culturel qu'il a déjà provoqué. C'est
lui qui a créé cette nouvelle habitude, le "binge watching",
équivalent télévisuel du "binge drinking", où l'on s'abreuve de séries
télé.
"Binge watching"
Chacun en a, un jour, fait l'expérience. Même les téléphobes absolus. Qui
arguent du fait qu'ils peuvent choisir *leur* série favorite du moment, et la
consommer regarder quand ils veulent, sans être soumis au rythme du diktat
télévisuel "old school". Car c'est une des autres révolutions culturelles
induites par Netflix, et les autres services de vidéo à la demande par
abonnement (SVoD) : plus question d'attendre religieusement la diffusion
au compte-goutte, chaque semaine, de quelques épisodes de sa série préférée. La
faute, pêle-mêle, à ces services de SVoD, évidemment aux divers services de
téléchargement (ou visionnage en streaming) parfaitement illégaux, telle
l'appli de streaming gratuite Popcorn Time (qui porte bien son
nom). Et bien sûr la montée en gamme, ces dernières années, des séries télé,
terrain de plus conquis par des grands noms (acteurs et réalisateurs) du
cinéma.
Oui, mais Netflix est en train de rendre ces usages mainstream, tout comme
la télévision de rattrapage (catch-up TV). Même moi, qui n'ai jamais été fan
des séries télé, je me suis parfois surprise à engouffrer plusieurs épisodes à
la suite lors de longues soirées, ou lors des classiques crèves et grippes
hivernales. Certes, la première série haut de gamme à m'avoir entraînée fut
Mad Men (parce que j'entrais à Stratégies,
cette série sur les débuts des grandes agences de pub sur l'Avenue Madison
avait pour moi une valeur documentaire, mais aussi parce que j'ai adoré son
élégance visuelle et d'écriture, comme j'en
ai alors parlé ici). Mais ces derniers mois, j'ai dévoré Orange is the
new black, Real Humans, Girls, Silicon Valley, Bloodline. Certaines
diffusées chez OCS (l'offre de SVoD d'Orange), mais la plupart chez
Netflix.
L'ergonomie même du service nous incite à enchaîner allègrement les
épisodes : inutile de les télécharger, on peut les lire instantanément,
puisque Netflix et consorts passent par notre box ADSL Internet Le premier
épisode de la série achevé, le service de SVoD me suggère de lire le suivant,
sans publicité qui m'inciterait à m'arrêter. Mieux: sans que je bouge un orteil
de mon canapé, au bout de quelques secondes, il le lance automatiquement.
Vous l'avez reconnu...
Et, tiens donc, Netflix, en nouveau trublion de
l'audiovisuel, dicte ses règles. Son modèle : proposer
les épisodes de ses nouvelles séries non pas de manière perlée, mais par
saisons entières ! Il a révolutionné le secteur de la fiction télé par ce
modèle, initié avec sa vénéneuse série politique House of
cards. Et les autres chaînes de télé ont suivi ! Canal+,
pour qui Netflix est l'ennemi juré, a malgré lui adopté son mode de
diffusion : alors qu'il a décroché les droits exclusifs de diffusion de
House of cards en France (Netflix France ne la propose donc pas), lors
de la sortie de la très attendue saison 3 dans L'Hexagone, il n'a pas eu le
choix : il a proposé d'un bloc toute la saison sur son service maison de
SVoD, CanalPlay, en même temps que son lancement outre-Atlantique, sur Netflix
US?. Les abonnés au Canal+ classique ont, eux, dû attendre quelques semaines
pour la découvrir - par épisodes égrenés. Le téléspectateur a désormais la
liberté de visionner "ses" séries à son rythme (dont de manière compulsive ;),
et non plus au rythme dicté par le diffuseur.
Canal+ avait déjà expérimenté cette nouvelle offre : lors de la sortie
des dernières saisons de Mafiosa et
''Engrenages'', ses séries-stars Made in France, , il
proposait le même jour l'ensemble des saisons précédentes en VoD. Même la très
sage France Télévisions se fait violence : à la veille de la diffusion sur
son antenne de la saison 2 de la série britannique
Broadchurch, France 2 offrait une séance de
rattrapage en rediffusant la première saison de huit épisodes, en une salve,
dans la nuit de dimanche 5 à lundi 6 avril, dès 0h05. D’ailleurs, le festival
de séries télé Series Mania,
qui commence ce weekend au centre Pompidou à Paris, annonce dans son programmes
des séances "marathons" de séries, à s’engloutir plusieurs
heures d'affilée.
"Uberisation" de la culture
Ce qui est d'autant plus vertigineux est que ce modèle
Netflix de consumérisme culturel semble contaminer d'autres secteurs culturels,
comme le relatait récemment
cet excellent article de GQ. Cela faisait longtemps que je voulais
écrire sur cela, parce que je m'aperçois que ce nouveau type d'offres
influe directement sur la manière dont je me cultive, je me
divertis, dont j'acquiers des biens culturels.
Je m'en aperçois dans mon quotidien : de plus en plus de services me
proposent des offres "à la demande" c'est-à-dire non pas à l'unité, mais par un
abonnement (souvent mensuel) qui me donne un accès illimité à ces contenus et
services. Au nez et à la barbe des acteurs classiques du secteur. Une forme
d'"uberisation" de la culture, en somme. Evidemment, cette consommation
dématérialisée est devenue possible avec ces nouveaux modes d'abonnement, mais
surtout nos nouveaux joujoux, ces smartphones et tablettes que nous avons tout
le temps avec nous.
Mon abonnement Netflix (ou OCS, CanalPlay...m'a donc habituée à engloutir
des épisodes de séries, plutôt que de les déguster progressivement, épisode par
épisode. Mais je m'habitue à ce mode de consommation dans d'autres
secteurs : en musique, avec mon abonnement Spotify (ou
Deezer, ou Beats Music, service racheté à prix d'or par Apple l'an dernier):
qui me permet d'écouter des singles ou l'intégralité d'albums, classiques ou
tout juste sortis, de manière illimitée. Je n'achète presque plus de disques
physiques: pas grave, j'estime compenser en payant ma place de concert, ou en
acquérant l'album physique lorsqu'il me plaît rainent, de préférence sous forme
de vinyle (le bel objet que je conserverai - preuve
que le vinyle a repris).
Les jeunes stars de la musique ont bien remarqué ce nouveau mode de
consommation "à la Netflix". Beyoncé publiait d'un coup sur
iTunes, en décembre 2013, l'intégralité des 17 clips de son dernier album
fin 2013. Et ce sans promotion préalable ni teasing autour de l'album, intitulé
en toute simplicité Beyoncé.
"Netflixisation" du jeu vidéo, du livre, du porno...
Dans les jeux vidéos, des offres en illimité émergent aussi, telle
Playstation Now . Évidemment, l'industrie du X s'est elle
aussi engouffrée dans la brèche: à la manière de Netflix, avec
PornEverest.com, qui promet "le porno illimité en
streaming et téléchargement HD. Vous en avez marre des sites pornos où vous
passez plus de temps à chercher des vidéos plutôt que vous faire plaisir ?
Porneverest est là ! Grâce à ses filtres, le site vous suggère des films à
la chaîne en haute définition correspondants à vos goûts. Vous n'avez plus
besoin d'avoir les mains prises et pouvez vous adonner à votre activité
favorite", souligne finement le site.
Pour lire la presse aussi, je me suis habituée à ce mode
d'abonnement (presque) illimité. Avec un de ces kiosques numériques, tel
Le Kiosk, qui me permettent de télécharger et lire sur ma
tablette, sur abonnement (en moyenne 10 euros par mois pour 10 magazines), la
version numérique des derniers magazines ou quotidiens. Sans possibilité de les
annoter, les surligner, les imprimer ou de déchirer des pages. Là encore une
expérience devenue immatérielle.
Pas beaucoup de place chez moi pour stocker des livres : de toute
façon, les romans sont devenus éphémères, on lit celui qui "fait l'actu" avant
de passer à un autre... Des services d'abonnement me permettant de lire sur ma
tablette les dernières sorties littéraires apparaissent, telle Kindle
Unlimited. Sans compter les services qui répertorient les classiques
de la littérature tombés dans le domaine public. Et, de nouveau, les sites
pirates.
"Tout-illimité"
Cette culture du "tout-illimité" consacrée en modèle économique débarque
même dans les offres de services d'acteurs plus classiques. Tels les
opérateurs télécoms. Des offres commencent à proposer des
abonnements avec une consommation de datas en illimité. Le 11 novembre dernier,
Bouygues Telecom proposait ainsi à ses abonnés "un week-end de datas
illimitées". Et "se congratulait sur Twitter, via son PDG Olivier Roussat,
du nouveau record de consommation de données (920 gigas !)" que venait
d'atteindre un de ses clients, rapporte GQ.
Même dans les transports: la SNCF a lancé en février ses premiers
abonnements "illimités", avec le forfait IDTGV Max, qui permet
aux utilisateurs de voyager de façon illimitée sur l'ensemble du réseau iDTGV.
Une sacrée rupture, alors qu'au fil des années, pour chaque trajet en train, on
a pris l'habitude de faire joujou sur Voyages-Sncf.com pour décrocher les
trajets les moins chers... Mais le tout-illimité couplé au low-cost à ses
limites: l'effervescence passée, des utilisateurs ont rendu leur carte.
Découvrant le manque de destinations, puisque le réseau iDTGV ne relie que une
cinquantaine de destinations en France.
Et bientôt, les casques de réalité vituelles, tel le Oculus Rift, nous
permettront de naviguer sans limites dans un monde virtuel; Sans limites.