Et si la nouvelle bataille entre les géants du streaming vidéo se jouait... en salles ? Paradoxe, Netflix et Amazon Prime Vidéo organisent tous deux, cette semaine, leur premier 'festival' de cinéma. Avec des projections de leurs propres productions en salles. Ils l'organisent quasi en même temps, à Paris, et dans les deux cas, en première mondiale. Sujet rêvé pour cette nouvelle chronik, suite à une itw que j'ai donnée à France Culture sur ce sujet.
Paradoxe, car ils ont posé les fondements de cette nouvelle forme 'virtuelle' de diffusion de films et séries, via internet, que chacun peut 'consommer' sur ses écrans chez soi. Et là, ils veulent se relégitimer via des lieux physiques - et même des temples du cinéma pour Netflix.
Ce mardi, pendant une semaine, Netflix organise ainsi le 'Netflix film club', qui aura lieu à la Cinémathèque française à Paris et à l'Institut Lumière de Lyon. La plateforme projettera une série de films qu’elle a produits, dont trois en avant-première, dans ces deux prestigieuses institutions de la cinéphilie. C'est une version allégée du vaste 'festival' que la firme de Los Gatos avait annoncé courant octobre, mais qui devait initialement se tenir dans plusieurs salles de cinéma indépendantes de l'Hexagone. Au menu, tout de même une dizaine de films, pour certains pas encore disponibles sur sa plateforme, comme La main de Dieu de Paolo Sorrentino.
Mais il a dû revoir ses ambitions à la baisse, après que plusieurs associations de cinéastes et de distributeurs se soient vivement inquiétés, comme je le relatais dans ce billet, de l'entorse à la chronologie des médias - alors encore en négociations - et d'une concurrence frontale pour les sorties classiques en salles, dans un contexte économique difficile pour le cinéma, qui peinait à faire revenir son public lors de la pandémie.
Amazon n'est pas en reste. Il a annoncé vers fin novembre que lui aussi organisait son propre festival à Paris! Mais on me l'a assuré chez Amazon France, son projet était bien en route lorsqu'il a entendu parler «dans la presse» du projet de Netflix. Pour sa part, il ouvrira du 10 au 12 décembre une sorte de lieu éphémère, le 'Prime Video Club' (sic), qui sera sis au 30 Place de la Madeleine à Paris.
Ironie des mots: le mastodonte du e-commerce, pour lequel le streaming vidéo n'est qu'une activité 'secondaire', évoque bien les vidéo-clubs, clamant dans son communiqué vouloir parler aux «nombreux fans de films et de séries Français, nostalgiques des nombreuses heures passées dans les allées de ces boutiques».
Au menu, là aussi des projections d'une poignée de films et séries parfois en avant-première, comme Being the ricardos, avec Nicole Kidman et Javier Bardem. Mais lui y ajoute une dimension événementielle - qui laisse entrevoir des pistes de diversifications futures pour les géants du streaming. Il annonce ainsi que les visiteurs pourront y réserver leur propre salle de projection privée à l'intérieur du lieu. Ils pourront aussi participer à «un véritable studio de doublage sur place» où ils pourront doubler certaines scènes de leurs séries Amazon Original préférées.
Pourquoi ces streamers ont-ils intérêt à faire cela dans le contexte actuel? En clair, pour gagner en visibilité, en influence, en prestige. Le message: tous deux sont bel et bien entrés dans la cour des grands (du cinéma).
=> Monter le meilleur de leurs catalogues
C'est le plus évident. Netflix avait annoncé en début d'année travailler avec plusieurs dizaines de cinéastes de renom, comme je le relatais là: pour beaucoup, ils étaient jusque là des valeurs sûres du cinéma traditionnel - tels Jean-Pierre Jeunet (Big bug), Alexandre Aja (O2), Paolo Sorrentino (E stata la mano si dio), Richard Linklater (Appolo 10 1/2), Jane Campion (The power of the dog)... Il montre là sur grand écran une sélection de ses longs métrages 'de prestige'.
Amazon, à première vue plus discret sur ses productions maison de prestige, veut montrer lui aussi le meilleur de son catalogue. Et même plus, en proposant des projections à la carte via une salle de projection privée: il entend ainsi «mettre en lumière la profondeur du catalogue Prime Video», explique-t-il.
=> Gagner en prestige
Comme je l'expliquais dans mon livre, le travail de légitimation de l'un et de l'autre a commencé en acquérant des droits de films au Festival de Sundance à partir de 2013, puis en voyant leur productions originales sélectionnées puis primées dans des festivals de cinéma, des Oscars aux Lions de Venise. Une manière d'entrée à Hollywood, en pouvant emprunter eux aussi le tapis rouge - comme les studios de cinéma classique.
Là, ils franchissent un cap supplémentaire: eux aussi ont désormais assez de productions originales de grande qualité pour organiser leurs propres événements où ils les diffusent.
=> Attirer de nouvelles cibles sur leurs offres (leurs abonnements en streaming vidéo bien sûr)
Ces festivals physiques sont une vitrine pour leurs productions de qualité aux signatures prestigieuses: une vitrine aussi pour des cinéphiles et habitués des salles de cinéma qui n'avaient pas franchi le cap jusqu'à présent de l'abonnement à une plateforme.
=> Diversifier leurs offres... Et exister sur le terrain
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Ces projections et avant-première constituent des événements physiques. Et de nouvelles sources de revenus potentielles pour Amazon Prime Video comme pour Netflix - ce dernier ayant acquis une poignée de salles de cinéma prestigieuses (comme le mythique Egyptian Theatre, sur Hollywood Boulevard à L.A. et le Paris Theater à New York), on imagine ce qu'il pourra se permettre.
Fait intéressant, une des avant-premières organisées par Netflix à la Cinémathèque cette semaine, Don't look up (avec Leonardo di Caprio), se tiendra en présence du réalisateur Adam McKay. On peut tout à fait imaginer que Netflix organise des masterclass ou des 'cours de cinéma' avec des réalisateurs dont il produit le prochain film. De nouvelles perspectives - dans les cinémas - vertigineuses...